« Par la radicalité des options qu’elle retient et au regard des transformations profondes qu’elle entend impulser, la réforme qui s’annonce me paraît bien traduire un changement de modèle. De notre modèle de droit du travail, s’entend. […] C’est bel et bien un changement de paradigme qu’aspirent à réaliser ces ordonnances », explique Frédéric Géa, Professeur agrégé de droit privé et sciences criminelles, et directeur du Master Droit du travail et de la protection sociale à la Faculté de droit de Nancy (Université de Lorraine), dans une tribune à l’AEF, après la présentation des ordonnances de réforme du code du travail le 31 août 2017. Avec cette réforme, poursuit-il, « le droit du travail semble lui-même se recentrer sur une exigence d’efficacité (avant tout économique) prompte à supplanter ses autres fonctions ».

« Les projets d’ordonnance Macron : évolutions ou révolutions ?

De cette réforme, nous connaissions les grandes lignes. Une vision s’était déployée lors de la campagne présidentielle et plus encore au cours des travaux (étude d’impact, etc.) qui ont précédé la loi d’habilitation. Le dévoilement du contenu des cinq projets d’ordonnances, le 31 août 2017, permet de confirmer ce que l’on pressentait – mais surtout d’appréhender avec plus de justesse l’ampleur des changements en cours. Certes, cette réforme s’inscrit dans le sillage de précédentes, notamment la loi El Khomri et la loi Rebsamen, mais elle ne se contente pas d’en prolonger les orientations voire d’en accélérer ou d’en amplifier les dynamiques. Par la radicalité des options qu’elle retient et au regard des transformations profondes qu’elle entend impulser, la réforme qui s’annonce me paraît bien traduire un changement de modèle. De notre modèle de droit du travail, s’entend. De ce point de vue, le terme de ‘révolution’ (y compris au sein de l’expression ‘révolution copernicienne’), souvent utilisé par le nouveau Président de la République, n’apparaît pas usurpé… Car c’est bel et bien, me semble-t-il, un changement de paradigme qu’aspirent à réaliser ces ordonnances.

Regardons-y d’un peu plus près. S’agissant des rapports entre normes conventionnelles, en l’occurrence celles négociées au niveau de l’entreprise et de la branche, l’orientation retenue ne consiste pas à s’approprier, en l’étendant, la logique consacrée par la loi du 8 août 2016. En définissant, à travers trois ‘blocs’ de matières, les domaines respectifs de ces conventions ou accords collectifs, le texte (de la première ordonnance) rompt avec les schémas de pensée qui étaient les nôtres. Si des nuances existent (avec le jeu – très résiduel désormais – de la règle de faveur, reformulée au passage), il est permis d’avancer que ces relations entre conventions ou accords collectifs sont ici envisagées, non plus en termes d’articulation, mais sous l’angle de l’autonomisation de leurs domaines respectifs. Il y a là une rupture, y compris par rapport à la loi El Khomri du 8 août 2016 (qui privilégiait la technique de la supplétivité, cependant que d’autres lois avaient favorisé, en leur temps, l’essor de la dérogation).

La fusion des IRP est « un renversement de perspectives sans précédent »

De même, la fusion des instances représentatives du personnel telle que l’envisage la seconde ordonnance incarne un renversement de perspectives sans précédent, ne serait-ce qu’au travers de la figure du nouveau comité social et économique. Il ne s’agit plus de permettre une fusion ou un regroupement de ces instances, mais bien – alors même, et c’est un paradoxe, que les négociateurs s’étaient peu engagés dans cette voie au niveau de l’entreprise pour instituer l’instance regroupée instaurée par la loi du 17 août 2015 – de les imposer (selon des modalités susceptibles de variations en fonction notamment de l’effectif de l’entreprise), en remettant – totalement – à plat le système de représentation des salariés tel qu’il s’était construit au fil des décennies.

La transgression est évidemment plus significative encore concernant le conseil d’entreprise, dès lors que celui-ci peut être – par délégation (à ceci près que celle-ci pourrait émaner d’un accord collectif de branche étendu) – doté de la fonction de négociation collective, conception dont s’était gardée la réforme Rebsamen.

Ce faisant, ce sont des institutions qui – pour de bonnes ou de mauvaises raisons (à chacun de se faire son idée) – sont bouleversées. Par une conjonction d’évolutions – du périmètre d’appréciation de la cause économique au droit du reclassement, en passant par l’apparition de la ‘rupture conventionnelle collective’ (qui n’ouvrira pas, à mon avis, sur une simple transposition des règles relatives aux plans de départs volontaires…) ou ces accords collectifs répondant ‘aux nécessités liées au fonctionnement de l’entreprise’ (et, à la faveur d’une unification du régime du licenciement des salariés refusant leur application, qui se voient conférer une véritable primauté par rapport aux contrats de travail, à l’instar des accords défensifs ou offensifs issus des lois de 2013 et 2016 – AME, APDE, accords de mobilité interne), le droit du licenciement économique se reconfigure substantiellement. Souvent par un biais, de façon subreptice. Aussi peut-on, par exemple, conjecturer que le fameux référentiel obligatoire pour la fixation du montant de l’indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse fait avancer une conception du licenciement envisagé comme l’instrument – préalablement tarifé, y compris quand la rupture est illégitime – d’une mobilité sur le marché du travail. Le droit du licenciement perd la centralité qui fut, longtemps, la sienne, et sa fonction en sort altérée.

Le droit du travail « semble se recentrer sur une exigence d’efficacité »

Bien d’autres aspects mériteraient d’être évoqués, qui signent autant de renversements par rapport à un modèle antérieur, même s’il avait déjà été déstabilisé. Pour exprimer le fond de ma pensée, cette réforme me semble traversée par une tentation, celle consistant à faire du passé table rase – avec ce paradoxe que les transformations proviennent ici, pour la plupart, de revendications anciennes (émanant avant tout des employeurs) et dont il paraissait improbable, il y a quelques années encore, qu’elles puissent ainsi accéder à la positivité. De là procède le renversement de représentations qui demeuraient, jusqu’à présent, plus ou moins prégnantes. Le droit du travail semble lui-même se recentrer sur une exigence d’efficacité (avant tout économique) prompte à supplanter ses autres fonctions. Par là passe aussi le changement de paradigme que j’évoquais.

Les questions qui devront être étudiées de manière approfondie dans les temps qui viennent ont trait, à mon sens, aux présupposés de cette réforme (notamment quant au modèle dont elle pré-tend s’affranchir) ainsi qu’aux conceptions qui l’inspirent et qu’elle tend à concrétiser, au-delà des slogans (‘peur de l’embauche’, etc.) ou des ambitions proclamées. Ces ordonnances ont-elles véritablement vocation à renforcer le dialogue social (si l’on accepte de ne pas focaliser le regard sur le dispositif surprenant envisagé pour les entreprises – sans DS – de moins de 11 salariés, au travers du projet d’accord collectif que l’employeur peut proposer directement aux salariés) ? Cristallisent-elles un modèle de dialogue social ? Un équilibre a-t-il été trouvé (sans qu’il faille systématiquement se référer à des réformes ultérieures) ? Les ‘contreparties’, côté salariés, sont-elles suffisantes (ce dont ne convainc guère l’augmentation annoncée du montant de l’indemnité légale de licenciement, d’autant, bien sûr, que nombre de conventions collectives comportaient des dispositions plus favorables) ? Par ailleurs, sont-ce le travail et ses mutations qui constituent l’objet du texte ? La singularité de la loi Travail du 8 août 2016 résidait, à nos yeux, à une dialectique, un enchevêtrement même, entre, disons, un modèle ‘néo-libéral’ et un modèle ‘néo-laboriste’ – ce qui rendait sa philosophie bien plus complexe que ce que l’on a pu parfois prétendre. En dira-t-on autant de la réforme actuelle ? »